
Grenoble - La Villeneuve versus France télévisions : victoire ou défaite des banlieues ?

Le 26 juin le tribunal correctionnel de Grenoble rendait son délibéré : les habitants du quartier de La Villeneuve étaient déboutés de leur plainte intentée par l’association les représentant (« La crique sud »), contre France télévisions (l’émission Envoyé spécial précisément). Selon les initiateurs de cette association, l’ensemble de cette affaire est quand même une victoire pour eux. Pourquoi ?
L’affaire est emblématique des dérapages récurrents de la télévision, et des méthodes de travail de cette dernière, notamment quand elle s’intéresse aux banlieues. Hélas, il s’agit encore une fois du « service public ». Déjà Arte avait commis un documentaire comparable (« La cité du mâle », de Cathy Sanchez, pour Doc en stock, la société de production de Daniel Leconte, qui avait défrayé la chronique médiatique aux dépends des habitants de Vitry-sur-Seine en septembre 2010). Cette fois, il s’agit de France2. L’émission « Envoyé spécial », dont la réputation a certes pâli ces derniers temps, confirme une fois de plus le soupçon de dérives racoleuses qui planait sur certaines de ses productions. Mais auréolée de la bonne réputation globale du service public, la réalisatrice (Amandine Chambelland) semble avoir littéralement roulé dans la farine ses interlocuteurs grenoblois : initialement réticents, ils ont finalement accepté d’être interviewés après avoir été rassurés sur les intentions de la journaliste… qui semblait ne pas leur avoir dit que le titre du reportage avait été vendu par elle et la société de production Lignes de mire, à France télévisions, sous le titre à peine aguicheur de : « La Villeneuve, de l’utopie à l’Enfer » (titre évoqué dans le contrat de préachat) ! Récit d’une grosse manip, et de la réaction d’habitants qui se rebiffent contre ce reportage, intitulé finalement « La Villeneuve, le rêve brisé », et diffusé le 26 novembre 2013.
Ces reportages qui dressent les gens les uns contre les autres
Les habitants rencontrés évoquent d’abord leur frilosité à l’égard des journalistes, suite à une précédente affaire. « Il y avait déjà eu un reportage de France3 qui nous avait dressé les uns contre les autres », se souvient Alain Manac’h, qui se présente comme « actif de l’éducation populaire ». En tous cas, cet ancien de La Villeneuve, grand bonhomme au regard clair et à la tignasse blanche foisonnante, au look soixante-huitard assumé, est un des piliers de la vie associative locale. Lui comme tous les habitants avaient en tête l’assassinat à Echirolles de deux jeunes habitants de La Villeneuve en 2012, suite à une rixe (Kevin et Sofiane). Un drame qui émouvra toute la ville, et au-delà. Or c’est au moment de l’anniversaire de ce drame que la journaliste se présente. Flairant le potentiel foireux de la démarche, les habitants se méfient. « [La réalisatrice] a passé quinze jours sur le territoire avec cette volonté de comprendre ce qu’il s’était passé, a rencontré beaucoup de gens, mais n’a rien obtenu de ce qu’elle voulait », assure Alain Manac’h. « Elle a fait beaucoup d’interviews très larges, avec beaucoup de gens, pour se les mettre dans la poche sans doute en sachant qu’elle ne garderait pas tout. » Mais quelques scènes restent en mémoire de tous les habitants qui ont vu le film. Comme celle de ce jeune, arme à la main, tirant sur un panneau devant la caméra. Un grand classique de l’idiot utile qui joue la caillera pour se faire mousser devant les journalistes et leur permettre de filmer quelques images choc... Tant qu’il y aura des jeunes écervelés et des journalistes intéressés pour les manipuler…
Vérités cachées, contre-vérités et caricatures montrées
Jouda Bardi, plus jeune qu’Alain Manac’h mais elle aussi travailleuse sociale (pour une régie de quartier), revoit d’autres scènes caricaturales du film, à l’instar de celle où la journaliste réunit des militants associatifs dans une cave, et les filme, verres de blanc à la main. « On les prenait pour des petits papys Blancs qui se retrouvent avec leur bibine et parlent des agressions qu’ils subissent de la part des jeunes, alors qu’il s’agit des militants associatifs les plus actifs de la ville ! Rien n’était dit de leur travail, des cent associations, du parc extra, de la mixité…» Bien entendu, les journalistes, dans ce cas de figure, ont toujours beau jeu d’indiquer qu’ils ne mentent pas (ou quasiment pas : il y a bien eu une déclaration à la police suite aux coups de feu tirés contre un panneau de signalisation par le jeune filmé, contrairement à ce qui est dit par le documentaire). Bien sûr, reconnaît Jouda Bardi, « on ne peut pas dire que ce qui est dit est faux : il y a bien de la délinquance, de la drogue… Mais dans un documentaire bien fait, on ne peut pas cacher ce qui existe aussi de positif. Là, on ne reconnaissait pas le quartier ! Et ça a eu des conséquences sur des gens. Moi, après ce film, j’ai entendu dire, de la part de gens qui travaillent chez Carrefour : jamais on embauchera de jeunes de La Villeneuve ! Ma famille m’a dit de partir tout de suite de ce quartier ! Et une des personnes interviewées qui cherchait à faire venir son mari en France, ne l’a pas pu…» De là à penser que ceci est la conséquence de cela, il n’y a qu’un pas que beaucoup franchissent forcément. « Il y a aussi des contre-vérités : dire qu’il y a des jeunes qui n’ont jamais vu la neige alors qu’ils sont à moins d’une heure de la montagne, c’est faux ! Tous les enfants vont au moins huit fois dans leur scolarité à la montagne, dans le cadre des centres de loisir… » Elle surenchérit, en se rappelant du soir de la diffusion du reportage, très attendue : « Ca a été un choc pour tout le monde. D’abord, le reportage était interdit aux moins de dix ans ! Stupéfaction ! Pourtant, la journaliste avait dit aux personnes qu’elle avait interviewée : On parlera bien du quartier, des points positifs », rien qui soit lié au meurtre de Kevin et Sofiane…
France télévisions : « …les gens n’aiment pas voir leur vrai visage »
Pourtant, Alain Manac’h veut voir les choses sous l’angle de l’éternel combattant : « Ce reportage nous a unifié. Avant, on pensait qu’il y avait les vieux Blancs contre les autres. Là, c’est tout le quartier qui a été attaqué. Il y a d’abord eu une pétition. Le peuple de La Villeneuve s’est réuni à 300 dans une salle du quartier ! Même les petits propriétaires se sont mobilisés : impossible pour eux de vendre ! » Puis il raconte le lent cheminement qui a mené jusqu’à la plainte : demande de droit de réponse (en vain, bien entendu) auprès du CSA, du président de France2, du médiateur de France télévisions. Et au rédacteur en chef d’Envoyé spécial, qui aurait répondu via France3 Isère : « On est habitué que les gens n’aiment pas voir leur vrai visage… » Autant de morgue et de mépris font enrager les habitants de la ville. « On s’est transformé en groupe d’action. On a constitué un groupe qui s’est appelé Soyons les médias ! Un groupe de travail avec des réalisateurs, s’est occupé de décrypter le documentaire. On a fait venir Jérôme Berthaut, auteur de « La banlieue du 20 heures ». Et on a fait un groupe d’une quinzaine de personnes qui ont porté plainte. On était 200 au procès » (100, selon les médias !). « Le CSA a rendu un avis très ferme, mais ça ne reste que du "grondage" ! Et puis tout cela nous a rapproché de Sciences Po Grenoble : on a rencontré le directeur du master de journalisme avec des jeunes, il nous a filé la parole à une remise de diplômes, avec 100 personnes, on a été applaudis, ça a été important pour nous, pour notre amour-propre. Il a dit : Ce reportage, c’est tout ce qu’il ne faut pas faire ! Maintenant, grâce à lui, on a eu un financement pour qu’un crieur public, ancien élève de Sciences Po vienne à la Villeneuve pour faire un média… »
Mobilisation générale dans le quartier
« On a porté plainte, comme l’a fait Tremblay-en-France », ajoute Alain Manac'h. Procès remporté contre Emmanuel Chain, pour l’émission « Mon voisin est un dealer », diffusée par TF1 en 2010, qui avait été condamné pour « diffamation publique envers un citoyen chargé d’un mandat public » (le maire de Trembay, François Asensi), et en des termes très durs par le Tribunal de grande instance de Paris : « la décision de laisser apparaître en clair le visage des habitants s’étant laissés interviewer est pour le moins surprenante, sinon déloyale de la part de professionnels aussi aguerris et aussi soucieux qu’ils le prétendent de dénoncer l’insécurité, à laquelle pourtant ils ont de leur propre fait pris le risque d’exposer leurs interlocuteurs ». A La Villeneuve, la mobilisation paie, au sens figuré comme au sens propre : 5000 euros sont collectés dans le quartier pour les frais de justice. « Des gens du quartier donnaient un ou deux euros, mais on a aussi eu des chèques de Brest, de Rhodez… » rapporte Alain Manac’h. Jouda Bardi insiste elle aussi : « Il faut relayer dans d’autres quartiers ce qu’il s’est passé. Les documentaires sur le Luth [à Gennevilliers, ndlr] ou d’autres encore, c’est pareil ! Maintenant, les gens sont avertis ! » Elle reconnaît cependant que deux semaines après le délibéré, « on ne s’est pas encore posé pour échanger sur ça. Par contre, on est en train de monter une marche blanche, une journée pour la paix avec des associations de quartier, au mois d’octobre, sur le thème Plus jamais ça ! On veut réfléchir à comment réagir face à cette violence dans les quartiers, sans stigmatiser tel quartier. Le procès a maintenu cette colère vivace. »
Le procès comme arme médiatique ?
Pour les plaignants, l’enjeu est clair. Alain Manac’h : « Un procès nous permettait d’avoir une couverture médiatique. » A ce titre, la victoire est certaine : Télérama, Le Monde, Le Nouvel Obs, La Vie, L’Humanité, Politis… tous ont couvert cette affaire. Notre homme veut le croire : « Ca a fait mal dans le milieu ! ». Mais il s’agit indirectement aussi de prendre « un véritable cour de droit de la presse », comme le confesse notre interlocuteur militant : « La seule chose qu’on peut reprocher à un journal, c’est la diffamation ou l’injure. On a aussi appris qu’on n’avait que trois mois pour porter plainte. Et puis il fallait trouver quelqu’un pour porter plainte : la Ligue des Droits de l’Homme n’a pas voulu, trop risqué ; alors une association locale a accepté, parce que l’un de ses objets est de « valoriser l’image du quartier ». Voilà quelques trucs à savoir, avis aux amateurs de plaintes devant les tribunaux… Jouda Bardi aussi veut voir les conséquences positives de ce combat, quand bien même il aurait été perdu devant les tribunaux. « On a dit : vous ne pouvez pas faire n’importe quoi. C’est une alerte pour la télé. Au niveau de la direction de France télévisions, ils ne pourront pas refaire la même chose ! » Hélas ! des exemples de dérapages comparables, y compris sur la même chaîne, ayant déjà eu lieu, on peut être moins optimiste. Les journalistes passent, les rédacteurs en chef aussi, et rares sont ceux qui gardent en mémoire les échecs passés de leur rédaction…
Reste une question : France télévisions est aussi un service public. Mais quel service est-il donc rendu au public (grenoblois, par exemple), quand il s’agit clairement de faire de l’audience (qui profite surtout aux publicitaires), aux dépends des citoyens (qui paient leur redevance pour faire fonctionner ledit « service public »). Et en l’occurrence, des reportages qui brossent ces citoyens contribuables sous un jour totalement caricatural ?