Abdellah s’est barré !

Le 18-12-2012
Par Erwan Ruty

Début septembre, un appel à l’expatriation était lancé à tous ceux qui ne trouvaient pas à s’épanouir en France : « Barrez-vous ! » Dans les quartiers, pas mal de gens avaient déjà préparé leurs bagages. Abdellah Aboularjan, entrepreneur chevronné issu des Yvelines, a décidé de partir. Direction : les Emirats, pour suivre sa femme. 

 
Naïma, sa femme, a un parcours parfait dans une entreprise du luxe, où elle a exercé comme comptable, puis dans le management. Un boulot en or, avec des patrons corrects qui lui ont donné l’opportunité de faire ses preuves, y compris à l’étranger, en Angleterre. Elle poursuivra sa carrière à Dubaï. Abdellah la suivra avec plaisir, d’autant plus qu’une goutte d’eau a récemment fait déborder le vase de sa persévérance : une lettre du tribunal de Caen l’interdisant de gérance pendant huit ans. Le coup du lapin derrière la nuque pour cet entrepreneur-né, membre d’une fratrie de « cinq frères entrepreneurs et deux sœurs mariées à des entrepreneurs ». Une décision judiciaire qu’il a du mal à encaisser, une lueur de doute apparaissant dans le regard de ce gendre idéal, 38 ans, allure distinguée, phrasé posé, lunettes sérieuses et pull en V. Bref, malgré un flegme très britannique, la dragée ne passe pas. 
 
On a ouvert l’un des premiers point phone de France au centre commercial au Val Fourré

Les Prud’hommes sont arrivés

Et persiste surtout le désagréable sentiment que, « quand tu te plantes, on t’enfonce ». Une vieille affaire qui date de 2008 : « J’ai investi des économies, salarié près de dix personnes qui étaient au chômage… On a perdu un gros contrat après trois ans, l’Urssaf et les Prud’hommes sont arrivés. Aux Etats-Unis, tu plantes ta banque et tes créanciers, point. » Discours d’entrepreneur on ne peut plus classique ? Son parcours l’est moins. Six projets montés en un peu plus de dix ans, et pas seulement des projets jetés sur un bout de papier. Abdellah a dégainé tôt : en 1997. « On a ouvert l’un des premiers point phone de France, si ce n’est le premier, à Mantes-la-Jolie, au centre commercial du au Val Fourré, en pleine Zone Franche Urbaine. La déréglementation a été faite en janvier 1998, nous, on avait commencé en septembre 1997. On a travaillé trois mois illégalement, pour ainsi dire ! On a ouvert d’autres boutiques à la même enseigne aux Mureaux, à Mantes la ville, à Asnières… Au plus fort de l’activité, on avait 15 salariés. » Entrepreneur avant-gardiste dans la téléphonie, un business qui connaît toujours ses heures de gloire dans les quartiers. 
 

Un précurseur

Mais cet avant-gardisme s’est aussi épanoui dans l’entreprenariat social : « Ca me convenait plus en terme d’activité, il me faut de l’utilité sociale. » Parfois au risque de dépiter quelque peu sa femme, qui se veut plus pragmatique. Mais on ne se refait pas : le pli sera pris très tôt, avec macité.net, un site Internet dédié aux associations de quartier. « On voulait aider les associations à développer l’outil Internet, mettre en place des formations pour créer des sites, bref, lutter contre ce qu’on n’appelait pas encore la fracture numérique. » Rien d’original, direz-vous. Et ben si, justement ! Un détail, qui n’en est pas un, la date de création : 1996 ! Précurseur ? Curieux, à tout le moins. 
 
J’ai créé un site Internet pour vendre ces produits en direct

Commerce équitable en ligne

Idem avec le commerce équitable, dès l’année 2000. Là encore, Max Havelaar et consorts peinaient encore dans des locaux exigus à Montreuil, mais déjà Abdellah avait attrapé le virus : « en allant au Maroc, chaque été, je voyais que l’artisanat était très important, qu’il y avait un marché en France, mais qu’il y avait un décalage entre les conditions dans lesquelles ces artisans indépendants travaillaient et fabriquaient ces produits, et les commerces cossus, comme les Galeries Lafayette, où ils étaient vendus. Entre les deux, la différence de prix était aberrante : le circuit d’intermédiaires et de distributeurs était beaucoup trop important. J’ai créé un site Internet pour vendre ces produits en direct, mais sans point de vente. J’ai salarié trois personnes là-bas. Ca a été un vrai succès, avec plusieurs récompenses. Mais le commerce en ligne ne s’est véritablement développé qu’à partir de 2005. » En affaires, il ne faut jamais avoir raison trop tôt, mais si on arrive au bon moment, on ramasse le pactole. Avec cette entreprise, Medina shop, ce serial entrepreneur reconnaît : « on n’a pas fait les bons choix en terme de logistique, de collections… » 
 
on a quand même aidé Planetfinance à ouvrir des sites dans les quartiers.

Business angel

Pas désabusé pour autant, il monte avec une future star de l’entreprenariat, de Mantes aussi, Aziz Senni, les Business Angels des Cités (BAC). Il en sera le premier président. Puis Jeunes entrepreneurs de France (JEF), respectivement société de capital risque pour investir dans les quartiers, et réseau de clubs d’entrepreneurs issus des quartiers, implantés à Trappes, Asnières, Dijon ou Paris. « Je présentais les dossiers, mais j’étais autodidacte. J’ai beaucoup appris sur le tas : financement, investissements… » Dès le démarrage, Claude Bébéar, pédégé multimillionnaire d’Axa, leur signe un gros chèque avec plein de zéros en vrac. Galois, la Barlcays et quelques autres pointures montrent le bout de leur nez, du coup, flairant le sang neuf venu des quartiers. Mais tout cela fera long feu, rapidement, suite à des dissensions sur le projet : fond d’investissement ? Mécénat ? Un grand classique. Mais là encore, zéro amertume : « je n’étais pas fait pour ça. Mais on a quand même aidé Planetfinance [monté par Jacques Attali, dans un objectif voisin, NDLR] à ouvrir des sites dans les quartiers. »
 
J’ai toujours laissé tomber ce qui faisait de l’argent au profit de ce qui faisait du sens.

« On va prendre un bol d’air »

Abdellah a aussi créé la Nouvelle PME en 2008, club d’entrepreneurs des quartiers et de la diversité. Il ne la lâchera pas tout à fait, même si c’est un de ses complices, Yacine Djaziri, qui prend la relève pour tenir la boutique. Départ vers les Emirats sans regrets ? « J’ai toujours laissé tomber ce qui faisait de l’argent au profit de ce qui faisait du sens. J’ai du coup un regard plutôt positif sur mon parcours… et plutôt négatif sur une société qui est sclérosée, qui s’intéresse plus au diplôme qu’au parcours… » Pourtant, de diplôme, Abdellah n’est pas dépourvu : Bac + 5 en Nouvelles technologies. Mais quand même : quitter l’entreprenariat social, et se retrouver aux Emirats Arabes Unis, qui ne sont pas réputés comme avant-gardistes dans l’économie sociale, il y un pas à franchir et une grosse pilule à avaler, non ? « Je n’y aurai pas les mêmes objectifs. Mais on peut aussi travailler sur des problématiques sociales, sur l’entreprenariat chez les migrants indiens, pakistanais sub-sahéliens par exemple. J’y pars un peu à l’aventure, avec un peu d’appréhension, je suis conscient que c’est une culture différente, avec 10% de locaux qui vivent très bien et 90% d’immigrés qui vivent très mal. Pas de droit du sol, pas de possibilité de s’intégrer, des droits sociaux inexistants… Ca ne va pas forcément être facile ; on va prendre un bol d’air. Mais notre vie sera en France. » 
 
Abdellah peut-il être vu comme un utopiste ? A l’entendre parler des vertus de l’entreprenariat, lui, co-fondateur de la Ruche (pépinière parisienne 100% bobo d’entrepreneurs dits « sociaux »), même en cette période d’exil fiscal, de finance incontrôlable, d’accroissement des inégalités, de paradis fiscaux et de délocalisation tous azimuts, on jugera que oui : « L’entreprenariat ne peut pas être asocial !  Tu fais travailler des gens, il y a l’émergence de la Responsabilité sociale des entreprises ! A long terme, toute l’économie sera sociale ! Emmanuel Todd le dit : toutes les sociétés vont vers plus de liberté. » De Liberté, espérons-le. D’égalité sociale, par contre… 
Mais voilà, c’est comme ça, Abdellah a bien répondu, sans trop le chercher, à l’appel « Barrez-vous ! ». Il décolle le 24 décembre, bras d’honneur au Père Noël pour un voyage au pays de l’Or noir. Ca, c’est pas très fair play

 

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